Le débat référendaire sur le projet de Constitution européenne constitue une nouvelle occasion de mettre en lumière le décalage entre "la France d'en haut" et "la France d'en bas". Analyse.

 

En son temps, Charles Maurras opposait "pays légal" et "pays réel". Des expressions qui ont resurgi dans le discours politique de ces dernières décennies, avec une mise à jour sémantique depuis que Jean-Pierre Raffarin a parlé de "France d'en haut" et de "France d'en bas". Dans l'esprit du premier ministre, il s'agissait certes de réaliser une "République des proximités" en vantant les réalités locales, du terrain, contre le pouvoir central parisien. Mais l'expression, notamment chez ses adversaires, est vite devenue synonyme de la fracture sociale et politique.

Le constat semble sans appel. Alors que 55% des Français ont voté contre le projet de Constitution européenne, 80% des parlementaires ont voté pour la révision constitutionnelle préalable à la tenue du scrutin. Ce décalage, dont le mode d'élection de la représentation nationale ne constitue pas la principale clef d'explication, n'est pas nouveau. Il avait déjà été mis en avant à l'occasion du traité de Maastricht. Rappel des faits. La révision constitutionnelle préalable au référendum avait été approuvée par 66% des parlementaires, auxquels il conviendrait d'ajouter une partie des chiraquiens qui, à l'époque, s'étaient abstenus afin de ne pas étaler leur division sur la question européenne. Le 20 septembre 1992, le traité de Maastricht est approuvé de justesse, par 51% des suffrages exprimés.

Depuis, les analyses d'une France coupée en deux se sont multipliées. La plus connue est la note intitulée "Aux origines du malaise politique français", rédigée en novembre 1994 par l'historien Emmanuel Todd pour la Fondation Saint-Simon. "L'affrontement du peuple et des élites culmine durant l'été 1992 qui voit s'affronter partisans et adversaires du traité de Maastricht", peut-on notamment y lire. Dix ans après, ce constat est transposable aux débats sur le projet de Constitution européenne. Pour preuve : à l'exception de Laurent Fabius (PS), les ténors du "non" sont tous des personnalités éloignées des marches du pouvoir. Qu'il s'agisse des deux extrêmes de l'échiquier politique (Front National, Lutte Ouvrière et Ligue Communiste Révolutionnaire), des minorités au sein des deux grands partis de gouvernement (les antilibéraux du PS, les gaullistes et souverainistes de l'UMP) ou de petites formations politiques (le Mouvement pour la France de Philippe de Villiers, le Mouvement Républicain et Citoyen de Jean-Pierre Chevènement).

Cette situation est issue d'un double ralliement : celui progressif des héritiers du gaullisme à l'idée d'une Europe supranationale et celui des socialistes au libéralisme économique à travers la décision, en 1983, par François Mitterrand, de ne pas quitter le système monétaire européen. Dès lors, la promotion d'une autre politique économique et celle d'une autre Europe seront intimement liées. C'est le cas aujourd'hui dans les discours fédéralistes de Jean-Luc Mélenchon ou Henri Emmanuelli contre le projet de Constitution européenne. Ça l'était également, en 1992, lors du combat souverainiste de Philippe Séguin et de Jean-Pierre Chevènement contre le traité de Maastricht. "Par une curieuse inversion, les classes supérieures, autrefois fortement engagées dans la nationalisme, maurrassien ou gaulliste, se redéfinissent comme favorables à un dépassement, européen ou mondial, de l'entité France, analysait Emmanuel Todd. L'évolution technique et économique est interprétée comme faisant de l'hexagone un cadre d'action trop petit. Le monde ouvrier, autrefois ouvert à la doctrine de l'internationalisme prolétarien mais percevant désormais la modernité sous la forme d'une hausse continue de son taux de chômage, se retrouve en situation de défenseur ultime des valeurs nationales". Ce n'est pas un hasard si cette fameuse note sera à l'origine de la campagne victorieuse de Jacques Chirac, en 1995, sur le thème de la lutte contre la "fracture sociale".

Or la mutation libérale des élites de gauche, déjà acceptée par les autres formations socialistes européennes, est plus douloureuse en France, pays de tradition colbertiste et jacobine. D'où un décalage entre la pratique gouvernementale et le discours partisan, entre les dirigeants du PS et une partie de l'électorat traditionnel du parti. Au lendemain de la victoire du "oui" à la consultation interne du PS, François Hollande, premier secrétaire, déclarait ainsi : "Le "oui" que nous avons prononcé, c’est un "oui" de cohérence, de fidélité par rapport à des choix que nous avions faits quand nous étions déjà en responsabilité. Nous n’avons pas fait un choix pour nous déjuger, au contraire. En donnant un "oui" à ce traité constitutionnel, nous avons été finalement sur la même ligne, la même trajectoire, celle qu’avait ouverte François Mitterrand et qu’avait poursuivi Lionel Jospin. Qu’est-ce qui a changé, parce que néanmoins il y a plusieurs choses qui ont changé. La première, c’est que nous l’assumons comme tel, nous le disons, nous le prouvons à travers cette consultation interne, sans baragouiner, sans avoir deux langages, un langage pour l’opposition et un langage qui serait différent lorsque nous serions en responsabilité. Je ne l’ai pas voulu. Moi je suis pour la cohérence."

Une des grilles de lecture de l'élimination par Jean-Marie Le Pen de Lionel Jospin au premier tour de l'élection présidentielle de 2002 se situe dans cette perspective. Au-delà du cas français, Pascal Perrineau évoque en effet une des explications de la montée des populismes en Europe qui privilégie la thèse des "perdants de la modernisation" : "Une gauche en pleine crise d'identité, l'implosion du référent communiste et la difficulté des partis socialistes à penser un socialisme du XXIe siècle auraient laissé en déshérence les clientèles populaires, souffrant d'un sentiment d'exclusion ou de marginalisation sociales, et auraient laissé l'espace vacant à la démagogie populiste." Une interprétation aux antipodes de celle, strictement conjoncturelle, sur la multiplication des candidatures de gauche...


Laurent de Boissieu, La Croix, 18/05/2005
(version mise à jour et augmentée le 30/05/2005)
 

 

 

 

 

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06/03/19